jeudi 28 mai 2009

La vita e bella

J'attendais mon rendez-vous, l'heure du  changement d'huile. Il était un peu plus de midi. Or, dans ce garage qui est en fait un concessionnaire, jusqu'à 13h, tout stoppe.

Je  suis donc allé au café  prendre une bouchée et patienter, le temps que tout se remette en marche. Je me suis assis à côté de Liette, la préposée au service, que je connais un peu et que j'aime bien à cause de ses yeux rieurs, de son sourire, de sa gentillesse et de son don certain pour les relations publiques, mais aussi humaines. 

Liette, elle, était assise en face d'une jeune file que je ne connaissais que de vue. Elle travaille à la boutique. 
Et on s'est mis à discuter de tout et de rien, de la température, bien sur, de l'été qui se fait désirer, des pannes informatiques qui, quand elles surviennent, plongent désormais les entreprises dans l'obscurité la plus totale. De tout et de rien, vous dis-je. 
Jusque là, je ne parlais qu'avec Liette. Et sans savoir ni comment ni pourquoi, le sujet par excellence, la vie, est tombé sur le tapis; la vie avec ses lieus communs, ses clichés et ses évidences.

C'est cet instant qu'a choisi la jeune fille de la boutique pour sauter dans la conversation et lancer, la tête plongée dans son assiette : «c'est dur la vie, moi,  je trouve ça difficile».

Ses mots sont tombés comme un pavé dans notre petite mare. On aurait dit qu'elle attendait le moment, son moment à elle. Son ton était si grave qu'il imposa tout naturellement un silence. Elle leva à peine les yeux. Une fille, jeune, plutôt mignonne qui, sans qu'on s'y attende, dans un lieu et dans des circonstances qui ne prêtaient nullement à la confidence,  nous balançait  à la gueule un truisme. 
En fait, c'eût pu être un truisme. Or, ce ne l'était pas du tout.

La phrase eut pu nous sembler tout à fait anodine. Elle ne l'était pas. Il n'y avait rien de léger dans cette phrase qu'elle venait de nous envoyer sans prévenir. On sentait qu'elle venait de loin, de très loin. Qu'elle était réfléchie, sentie. Sans pouvoir m'expliquer pourquoi,  il m'est apparu  évident que ces mots étaient le véhicule d'une douleur profonde.

-Allons, t'es toute jeune, lui ai-je dit.

-32 ans, a-t-elle répondu. C'est pu ben ben jeune. Et j'ai rien, je ne possède rien. Et je vois les autres qui ont tout, tout cru dans le bec. Non vraiment,  je trouve ça dur de me battre tout le temps. Je trouve ça dur la vie.

J'ai cru déceler de l'eau dans ses yeux.

Comment ne pas tomber dans la morale? Comment dire à cette toute jeune fille qui, de toute évidence, en arrache, comment lui dire, donc,  sans avoir l'air de parler à travers son chapeau ni de s'immiscer dans ce qui ne nous  regarde pas, qu'il y a, dans la vie, autre chose que les biens, que le matériel et que l'argent? 

La conversation s'est arrêtée. Il était presque 13h. Ramassant ses affaires, la jeune fille s'est levé pour aller à la boutique. Liette s'est aussi levé pour rejoindre ses quartiers. Et je me suis levé moi-aussi. 
En allant vider mes affaires à la poubelle, osant à peine jeter un regard vers  «jeune fille», un peu troublé, je ne m'en cache pas, ne voulant surtout pas la laisser sur cette note, j'ai envoyé niaiseusement:

 «Bah! La vie n'est pas si dure que ça. Regarde-moi,  55 ans. Ça prouve qu'on peut passer à travers pendant un petit bout de temps». 

Pas fort-fort, j'en conviens, d'autant plus que je ne sais rien, ne connais rien de son histoire, de son passé, de son quotidien. Sans expliction, j'étais juste triste pour elle. Qu'est-ce qu'il y avait donc au fond, là, oui, là, exactement là, au fond, qui lui faisait si mal?

J'aurais dû, peut-être, comme Renaud juste lui chanter: «...Te raconter enfin qu'il faut aimer la vie... et l'aimer même si le temps est assassin... et emporte avec lui les rires des enfants...et les mistrals gagnants...». J'aurais peut-être dû.

Cet après-midi à ARTV, j'ai revu La Vita e Bella de Roberto Begnini. et j'ai repensé à la boutiquière.